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Sous le nom de « Livre d'Histoire », nous enseignons à nos enfants le calendrier criminel du monde.

 

Oscar Wilde.

 

 

Bagdad, décembre 1918

 

 

Le soleil se noyait dans une mare d'or dont les gerbes tragiques rejaillissaient plus bas, sur les eaux du Tigre, sous la terrasse fleurie de la demeure de Nidal el-Safi.

Bagdad... La Ville ronde.

Si la cité avait perdu depuis des siècles sa splendeur légendaire de ville califale, elle avait su garder intact son prestige de ville sainte. Chaque année, les pèlerins accouraient par milliers pour faire leurs dévotions et apporter leurs offrandes aux sanctuaires célèbres. Les Chiites de Perse et du Kurdistan, avant de continuer leur voyage vers Kerbala et Nadjaf, ne manquaient pas de s'arrêter à Kazmein, où l’on vénérait le tombeau de l'imam Moussa. Les Afghans, eux, honoraient particulièrement la tombe de la sultane Zobeïda, épouse du grand, du sublime, du merveilleux Haroun el-Rachid.

La nuit venue, il n'était pas rare de voir entrer dans la cité, par la porte de l'Est, de mystérieux cortèges de chameaux, guidés par des hommes vêtus de blanc : il s'agissait de grandes familles persanes qui faisaient transporter leurs défunts jusqu'à la ville sainte, enveloppés dans des tapis précieux, afin de procéder à leur inhumation tout près de Hussein[30] et des grands saints du mouvement chiite.

Un an et neuf mois s'étaient écoulés depuis l'entrée des troupes britanniques à Bagdad, sous le commandement du général Stanley Maude. Kirkouk était tombée, Mossoul aussi. Désormais, les Turcs vaincus et brisés ne possédaient plus un arpent de terre en Irak, nouveau nom de l'antique Mésopotamie. Après tous ces affrontements sanglants, c'était un miracle que le paysage fut redevenu aussi pacifique.

– Vos femmes ne sortent-elles donc jamais ? demanda d'un ton ironique sir Percy Cox à son hôte Nidal el-Safi.

– Sir Percy connaît trop bien l'Orient, rétorqua l'Irakien sur le même ton, pour ignorer les vers de notre poète ancien : « Ne montre jamais tes joyaux au soleil, un voleur ne tarderait pas à apparaître. » Mais si vous faites allusion à mon épouse, je suis au regret de vous dire qu’elle déteste les mondanités. Quant à mes enfants, je n'ai pas de fille, mais un fils, Chams, qui est absent.

Il avait prononcé ce prénom d'une voix nouée, mais l'Anglais n'eut aucunement l'air de le remarquer.

Drapé dans une dichdacha, une longue chemise ample, d'un bleu vif, le crâne couvert d'un igal et d'un foulard à damier, il se dégageait de l'Irakien quelque chose de juvénile. S'il n'y avait eu ces mèches blanches qui ornaient ses tempes, jamais on ne lui aurait donné son âge : quarante-cinq ans.

James Percy daigna sourire, aiguisa du pouce et de l'index la pointe de sa moustache d'argent, puis tourna son regard, vers les salons où la fine fleur de la société irakienne et des représentants du corps diplomatique attendait de passer à table. Rien que des hommes, à part de rares femmes – dont la propre épouse de sir Percy — d'âge canonique.

Qu'espérait donc ce décati de vieux beau britannique ? songea Nidal el-Safi. Que les hommes irakiens allaient parer leurs filles et leurs sœurs pour les soumettre à sa concupiscence ?

– Si sir Percy veut bien se donner la peine, dit-il.

Il souligna ses propos par un geste courtois, invitant son hôte à le précéder.

Semant sur son passage un tourbillon d'effluves d'eau de lavande Yardley, l'Anglais honora le salon de son entrée et tendit une main à la fois raide et molle à ces anciens sujets ottomans que « la bravoure des soldats de Sa Majesté avait libérés du joug de la Sublime Porte ». Il se demanda d'ailleurs pour quelle raison les Irakiens n'étaient pas sortis accueillir les troupes britanniques avec des youyous et des banderoles de fleurs. Le jour même de son arrivée à Bagdad, le général Maude s'était pourtant empressé de déclarer haut et fort : « Aux habitants du vilayet de Bagdad. Au nom de mon roi et au nom des peuples qui sont ses sujets, je m'adresse à vous pour vous dire ceci : nos opérations militaires ont pour objectif de vaincre l'ennemi et de le chasser de ces territoires. Sachez que les Anglais sont venus en Irak en libérateurs et non en conquérants ou en ennemis ! Ils ne désirent pas imposer une domination étrangère au pays ! » Ingratitude…

Le dîner fut savoureux, riche. S'il n'y avait eu la présence de ce diplomate français, Jean-François Levent, c’eût été parfait. Que diable faisait-il chez l'Irakien ? Nidal el-Safi était l'une des personnalités le plus en vue de Bagdad, un riche commerçant, un notable. L’envoyé du Quai d'Orsay cherchait sans doute à s’attirer ses bonnes grâces. Dans quel but ? Ne savait-il pas que l’on avait jeté les dés depuis longtemps et qu’il était hors de question de rejouer la partie ?

Mais il n'y eut pas que Levent qui lui avait déplu. Cet individu, ce jeune arrogant que l’on avait placé en face de lui, comme par provocation, comment s’appelait-il déjà ? El-Galarni ? El-Galali ? Pour quelle mystérieuse raison les Arabes étaient-ils toujours affublés de noms imprononçables ? Percy n’avait retenu que le prénom du persifleur : Rachid. À l’instar de leur hôte, lui aussi était vêtu à l’arabe, mais la tête protégée par un turban noir.

Envisagez-vous de rester longtemps parmi nous ? lui avait lancé l’Irakien.

– Non, malheureusement. Je repars dans une huitaine de jours pour Londres.

– Seul ?

Sir Percy avait froncé les sourcils.

– Seul ?

– Je veux dire, emmenez-vous dans vos bagages vos boys ou allez-vous les abandonnés sur les berges du Tigre ?

Le jeune homme – il devait avoir vingt-six ans – s'était tout de suite empressé ajouter : Private joke[31]

Vous avez de l’humour, monsieur… ?

– El-Keylani. Rachid Ali el-Keylani.

C’était bien cela : imprononçable, avait songé sir Percy.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, l'autre avait concédé :

– Mais vous pouvez m’appeler Rachid.

L'Anglais avait hoché la tête.

– Occupez-vous une fonction officielle à Bagdad ?

– Pas pour l'instant. Je termine ma dernière année de droit.

Et de conclure avec un sourire appuyé :

– Ensuite, je me consacrerai au non-droit.

Sir Percy n'eut pas le temps de s'interroger sur le sens de la phrase ; l'Irakien questionna à nouveau :

– Comment se porte notre commissaire ? Sir Arnold Wilson ne se sent-il pas trop dépaysé loin du Clifton Collège, des Lanciers du Bengale, du département indien ? Se retrouver du jour au lendemain à devoir gérer des pays comme l’Irak doit être quelque peu (il hésita sur le terme)… Déconcertant ?

Des pays ? s'était étonné sir Percy.

Rachid avait gloussé, imité par le diplomate français qui, de toute évidence, jubilait. Ce dernier prit d’ailleurs la parole et expliqua :

– Je ne vous ferai pas l’affront de vous rappeler que l'Irak est une mosaïque, sir Percy. Vous avez d’abord des races : Arabes, Kurdes, Turkmènes, Turcs et même des Persans. Ensuite, des sectes : sunnites, chiites, chrétiens, nestoriens[32] et juifs. Les sunnites vouent une haine farouche aux chiites ; les Kurdes aux deux camps ; les Turkmènes se débarrasseraient bien des Kurdes. Les chrétiens et les Juifs sont à la rigueur tolérés et se tolèrent. Vous secouez le tout et vous obtenez une nation. Vous, les Anglais, appelez cela, je crois un melting-pot. Un creuset. Entrer en Irak sans connaître les méandres de son passé et son présent, c'est comme pousser un aveugle dans un labyrinthe envahi de scorpions. On finit par en sortir, mais les pieds devant.

Voulait-on lui infliger une leçon d'Histoire ?

Sir Percy répliqua avec une pointe de dédain :

– Cher monsieur Levent, dois-je vous appeler les propos du général Maude ? « Les Anglais sont venus ici en libérateurs, non en conquérants. Nous nous sommes engagés (il marqua une pause volontaire pour appuyer ce qui allait suivre) aux côtés de la France, votre pays, à instituer un gouvernement national et une administration locale librement élus et à assister les habitants dans cet objectif. Ensuite nous nous retirerons. »

– Quelle générosité ! ironisa El-Keylani.

Le diplomate anglais afficha une moue condescendante et se tourna ostensiblement vers son hôte, mettant fin à cet échange exaspérant.

Le dîner achevé, il assura – pour la forme — ses commensaux qu'ils seraient les bienvenus à la résidence de sir Arnold Wilson, s'ils désiraient émettre leur opinion sur le projet de référendum qui devait se dérouler dans le pays.

— Tout dépendra de la question, lança un invité.

– Il y en aura trois. Primo : Êtes-vous favorable à la constitution d'un État arabe sous contrôle britannique et comprenant les vilayets de Mossoul, Bagdad et Bassorah ? Deusio : Si oui, désirez-vous qu’un émir arabe dirige cet État ? Et enfin, dernière question : Qui est cet émir que vous appelez de vos vœux ?

Un silence tendu succéda aux propos de l'Anglais. Personne n'était dupe : ce référendum servirait uniquement à légitimer la présence anglaise. De plus, la population des vilayets évoqués ne constituait pas une entité politique et sociale cohérente, mais une multitude de groupes sociaux disparates.

Rachid el-Keylani rompit le silence.

Votre référendum, sir Percy, est voué à l'échec. À l'heure où nous parlons, les ulémas[33] chiites ont déjà menacé d'anathème ceux qui voteraient en faveur des Britanniques.

Piqué par la tournure que prenait la discussion, l'Anglais se leva, invitant son épouse à lui emboîter le pas.

C'est ce que nous verrons, dit-il d'une voix glaciale. Je ne possède pas comme vous, hélas, de boule de cristal.

Au moment où il allait franchir le seuil de la demeure, il entendit la voix du jeune arrogant qui l'apostrophait :

Sir Percy ! À propos de melting-pot, savez-vous comment les gens d'ici ont baptisé le haut-commissaire ?

L'Irakien avait pris tout son temps pour annoncer, l'œil malicieux :

The despot of the mess-pot[34].

Empoignant le bras de son épouse, l'Anglais s'engouffra dans la Rolls-Royce pourpre mise à sa disposition par les autorités de Sa Majesté. Il grommela : Ass houle[35] !

 

 

*

 

 

Songeur, campé sur la terrasse qui dominait le Tigre, Jean-François Levent suivit la Rolls des yeux jusqu'au moment où elle fut avalée par les ténèbres. Pendant quelques secondes, il se demanda dans quel bourbier Stephen Pichon, le ministre des Affaires étrangères, l'avait envoyé. Un honnête diplomate, Pichon, mais guère efficace. « Vous allez partir, mon cher Jean-François. Vous allez vous rendre au Proche et au Moyen-Orient. Vous observerez, vous tendrez l'oreille, et vous nous dresserez un rapport détaillé de la situation. Tenez les Anglais à l'œil ! Deux semaines que Levent les « tenait ». Il commençait à trouver le temps long.

Alors, monsieur Levent ! On médite ?

Le diplomate sursauta. Plongé dans ses pensées, il n'avait pas entendu approcher son hôte.

J'ose espérer, ajouta Nidal el-Safi avec un sourire complice, que Son Excellence ne s'est pas trop ennuyée à ce repas.

Pour être franc, mon ami, Son Excellence, qui, à propos, n'en est pas une, s'est royalement enquiquinée. Heureusement qu'il y avait la présence de votre ami El-Keylani pour animer l'atmosphère.

Il enchaîna :

Qui est-il précisément ?

Rachid appartient à l'une des plus importantes familles sunnites d'Irak. Comme vous avez pu le constater, le personnage est un bouillant nationaliste. Il est aussi le neveu d'Abdel Rahman el-Keylani, le naquib el achrâf de Bagdad. Qui est, ainsi que vous le savez peut-être...

– Le chef des notables, reconnu comme faisant partie des descendants du Prophète. Je sais. Les naquib occupent une fonction prééminente dans la direction religieuse de chaque ville. Je parle l'arabe, l'auriez-vous oublié et j'ai...

... Vous avez vécu au Caire dans votre jeunesse, du temps où votre père, hydrographe, travaillait pour la Compagnie universelle du Canal de Suez. N'ayez crainte : je me souviens de tout.

L'Irakien prit une brève inspiration.

– Revenons à Rachid et à son oncle. Lorsque vous saurez qu'il existe dans la capitale pas moins de vingt et un notables, issus de cinq familles seulement, dont seize pour les seuls El-Keylani, vous comprendrez quelle puissance ces gens détiennent. Néanmoins, il existe une différence de taille entre l’onde et le neveu. Paradoxalement, le premier n'est pas trop hostile à la présence anglaise, qu'il voit comme un outil lui permettant de bâillonner les chiites ; des chiites qu'il vomit comme tout autant qu'il vomit les Juifs et... malheureusement pour vous. Les français aussi.

Levent haussa les épaules.

Votre naquib el achrâf manque de discernement.

Nidal el-Safi gloussa.

Et comment avez-vous trouvé sir Percy ? N’est-ce pas un homme charmant ?

Les yeux de Levent s'assombrirent.

Écoutez-moi, Nidal. Je ne sais pas si vous êtes conscient, mais vous êtes tombé dans la trappe anglaise. L'Irak est la chose de Londres, désormais.

Si je ne m'abuse, les Français ne sont pas non plus très loin de Bagdad.

Virtuellement, mon ami, virtuellement.

Il respira une goulée d'air et laissa tomber d'une voix sourde :

Cocue, mon cher. La France est cocue.

Nidal el-Safi écarquilla les yeux.

Je vous demande pardon ?

Oui, je sais que je vous surprends. Si nous sommes ici, c’est en raison de ces fameux accords Sykes-Picot. Alors que nous nous battions contre les Allemands, les Anglais ont compris avant tout le monde que le sort de leur empire dépendait de l'issue de la guerre. Il leur fallait protéger la sacro-sainte route des Indes, la Méditerranée orientale, le canal de Suez. Au bout du compte, cet aventurier de Mark Sykes s'est avéré bien meilleur marchand de tapis que ce pauvre Picot. Un marchand comme vous n'en aurez jamais dans vos bazars... Paix à son âme ! Une mauvaise grippe a vengé la France [36]

Nidal el-Safi pouffa, tout en se disant que la franchise venait bien tard aux français.

Si vous vouliez bien nous faire resservir un verre de cet excellent vin d'Anatolie dont les Turcs vous ont laissé quelques bouteilles, je vous en serais obligé, maugréa Levent.

Nidal el-Safi claqua dans les mains et donna ses ordres. Se tournant ensuite vers le diplomate, il suggéra :

Poursuivez, je vous prie.

Sykes, donc, a promis monts et merveilles à Picot : que nous serions comblés de cadeaux en Orient. Que les Anglais fonderaient un grand Empire arabe embrassant tous les territoires entre la Méditerranée et la frontière perse. Mais que nous aurions notre part du gâteau. Nous obtiendrions ainsi ce qu'on appelait la zone bleue de l'ancien Empire ottoman, c'est-à-dire la Syrie, la Cilicie et le vilayet de Mossoul. Alexandrette[37] deviendrait un port franc dévolu au commerce anglais. À la Russie on offrirait les détroits mais, maintenant qu'elle a fait sa révolution, elle s'est exclue de la distribution des prix. Quant à la Palestine... c'est une autre affaire. Le pire nous y attend.

Le serviteur revint. Il regarnit le verre de Levent et se retira.

Aujourd'hui, reprit le Français, nous voyons bien que nous avons été payés en monnaie de singe. Le vilayet de Mossoul, nous ne l'aurons pas, la Grande-Bretagne s'étant rendu compte qu'il y avait probablement du pétrole au nord. Elle exige donc cette adjonction pour soi-disant assurer la viabilité économique de son « mandat » sur l’Irak. Quant à là Syrie – où je dois me rendre bientôt –, nous aurons, à mon avis, bien de la peine à la conserver, si tant est que les Anglais daignent nous en remettre les clés. Après des siècles d’influence et de protectorat religieux au Levant, nous avons vécu comme une humiliation l'entrée des troupes britanniques à Damas, puis celles de l’infortuné Fayçal. Un malheureux qui, par parenthèse, ne parle pas un mot d’anglais, à qui l’on a promis qu'il serait roi d'une confédération arabe indépendante. Si les Anglais se décident à respecter les accords Sykes-Picot, ils nous laisseront face à l'émir et ce sera à nous d'expliquer au pauvre homme qu'il s'est trompé d'histoire et qu'il lui faut déguerpir. Quelle pantalonnade !

Nidal baissa la tête et se voûta tout à coup.

– Une comédie... Une comédie qui a dévoré et dévorera longtemps encore de nombreuses vies humaines.

Au ton de sa voix, on sentait bien qu'il n'avait pas exprimé une généralité, mais quelque chose de plus personnel. La nuance n'échappa pas au diplomate français.

– Auriez-vous perdu quelqu'un dans cette guerre ?

– Je ne sais pas.

– Vous...

– Mon fils, Chams. Au début de la guerre, il a été enrôlé de force dans un bataillon turc. Il venait tout juste d'avoir vingt ans. Sa dernière lettre indiquait qu'il avait été promu officier, en poste à Damas. C'était il y a un an. Depuis, plus rien. Le silence. Entre-temps, il y a eu la débâcle ottomane et l'entrée de Fayçal dans la ville. Que lui est-il arrivé ? Soit il est mort, soit il a été fait prisonnier. Allah seul le sait.

– Voilà qui est infiniment triste. Je vais tenter d'obtenir quelques renseignements. Après tout, la Syrie n'est-elle pas promise à la France ? Comme je viens de vous l'annoncer, je dois me rendre à Damas dans les jours qui viennent. J'essaierai de savoir ce qui est arrivé à votre fils. Je vous le promets.

L'Irakien hocha la tête, masquant son ^notion.

– Je vous remercie. Avant votre départ, je vous communiquerai les maigres renseignements en ma possession. Qui sait ? Nous croyons beaucoup au destin, nous, gens d'Orient. Peut-être est-ce lui qui vous a mis sur ma route ? À présent, revenons à notre affaire. Comment expliquez-vous que votre pays se soit fait damner le pion par les Anglais ?

– Face à la présence sur le terrain d'une force militaire considérable, un million d'hommes, qui témoigne de l'ampleur de l'engagement britannique en Orient, nos maigres effectifs n'ont pas pesé lourd. Et puis, n'oubliez pas : les Anglais sont passés maîtres dans l'art de diviser pour régner. Savez-vous ce que l'un de nos agents m’a rapporté, pas plus tard qu'hier ? Les propos que Mark Sykes auraient tenus off the record, comme disent les journalistes. Il aurait dit : « Nous dégoûterons les français de la Syrie et les Syriens de la France. »

Il conclut d'une voix lasse :

— Cocue, vous disais-je…

La faconde du Français s’épuisait. Était-ce l'effet du vin ou de la mélancolie de ses propos ? Car la gaieté désertait aussi Nidal el-Safi. Levent avait raison. Les Irakiens étaient désormais aux mains des Anglais. Ses invités vinrent l'arracher à son tête-à-tête, pour prendre congé en le remerciant de cette soirée digne des fastes d'antan. Levent s'apprêtait à les imiter lorsqu'une voix féminine l'arrêta dans son élan.

– Auriez-vous du feu ?

Il se retourna. Tout près de lui venait d'apparaître une femme d'une trentaine d'années, cigarette à la main. Physique étonnant, presque androgyne. Cheveux roux, très courts. Elle avait un cou de cygne sur lequel flottait un visage au teint mat. Des seins d'adolescente perçaient sous une abaya noire, brodée de fils d'or.

Elle se pencha légèrement sur la flamme du briquet qu'il lui présentait.

– Je vous remercie, monsieur.

Il réprima un sursaut. Elle s'était exprimée dans un français parfait.

– Madame… ?

– Dounia est mon prénom.

– Dounia. Le monde. L’univers. Lequel des termes vous sied le mieux ?

– Je vous laisse juge.

Il la considéra un instant comme s'il la jaugeait, puis :

– Alors ce sera l'univers.

Elle annonça :

– Je suis la sœur de Nidal.

Il la détailla en plissant le front. Il y avait bien une quinzaine d’années d’écart entre le frère et la sœur. Elle dut percevoir son étonnement car elle précisa :

Nidal et moi ne sommes pas nés de la même mère. La sienne est morte à sa naissance. Notre père – Dieu ait son âme – a attendu une douzaine d'années avant de se remarier.

Elle conclut avec une douceur inattendue :

– Il est des chagrins qui vous scellent le cœur.

– Où avez-vous appris à parler un français aussi admirable ?

– Chez vous, en France. Mon père était un amoureux de votre pays. Il a eu le courage de m'envoyer étudier le piano au Conservatoire de musique de Paris. Autoriser une jeune fille à partir seule à l'étranger, une Orientale qui plus est, représentait déjà un acte audacieux en soi ; l'encourager à apprendre la musique l'était bien plus encore. Je peux vous assurer que mon départ a fait l'effet d'un séisme. Mais lorsqu'on a la chance d'avoir comme directeur un être de la qualité de M. Gabriel Fauré et comme professeur de piano un génie comme M. Alfred Cortot, on se moque bien des séismes.

Une lueur admirative traversa les prunelles du diplomate.

– Il vous arrive de vous produire sur scène ?

– À Bagdad ? Vous plaisantez, monsieur Levent. Non. Je joue uniquement pour le plaisir ou le déplaisir de mes amis. Mais le plus clair de mon temps, je le consacre à enseignement.

– Il existe donc un conservatoire, ici ?

– Non. Mais figurez-vous que j'ai trouvé un poste à Alep, dans un collège arménien catholique, tenu par la Congrégation des frères maristes, le collège Champagnat.

Il répéta, en appuyant sur les mots, incrédule :

– Un collège arménien catholique tenu par des frères maristes ?

– Cela peut surprendre, en effet. Ils sont arrivés en Syrie il y a une douzaine d'années et, depuis peu, ils œuvrent avec les jésuites dans un autre établissement de la vieille ville.

– Vous êtes, je présume, musulmane.

– Parfaitement.

Il songea à la définition lancée par le bouillant El-Keylani durant il dîner : un melting-pot ! Un creuset.

Elle s'informa à son tour :

– Et vous, monsieur Levent ? Vous plaisez-vous en Orient ?

– Disons que je ne m'y sens pas étranger. Ce qui est une prouesse lorsqu'on connaît l’effroyable complexité de cette région. J'ai vécu quelques années au Caire. Par suite, il m’a été donné de visiter la Syrie et la Palestine.

Complexité de cette région ou richesse ? Tout dépend du regard que l’on pose. Lors de mon séjour en France, j’ai pu me rendre compte que l'erreur la plus répandue chez les Occidentaux est de penser qu'il existe un Orient. L’Orient est un visage aux mille facettes, une...

La voix de Nidal les interrompit.

– Je vois que vous avez fait connaissance.

Dans un élan affectueux, il attira sa sœur contre lui.

– Si vous saviez comme je suis jaloux d'elle. Elle a tous les dons. Elle joue admirablement du piano, au trictrac mieux qu'un homme et parle le français aussi bien qu'une Française.

Dounia surenchérit en riant :

– Et l'Anglais comme... une Française.

Elle tendit la main vers Levent.

– Je vous laisse entre hommes. Je tombe de sommeil.

Pris de court, le diplomate balbutia :

– Heureux de vous avoir connue. J'espère que…

– Mais oui, mais oui, monsieur Levent. Nous nous reverrons, n'en doutez pas.

Elle fit un petit signe de la main et s'évanouit au bout à la terrasse.

– N'est-elle pas étonnante ? commenta Nidal. Elle est ma seule famille ou presque, et réciproquement. Nos parents nous ont quittés il y a onze ans. Je lui ai servi de père et de grand frère. Je l'adore.

– Elle est charmante, en effet.

Charmante ? Un euphémisme, pensa Levent. Le souvenir Dounia n'était pas près de quitter ses pensées.

– Vos parents sont donc décédés la même année ? se reprit-il.

– Dans des circonstances que je préfère ne pas évoquer.

Nidal changea de sujet :

J’ai de bonnes nouvelles pour vous. Notre ami Rachid el-Keylani m'a autorisé à vous emmener à l'une des réunions politiques que lui et ses fidèles ont pour habitude de tenir.

Les traits du Français s'éclairèrent :

– Excellente nouvelle, en effet. Quand ? Où ?

L'Irakien secoua la tête, l'air mystérieux.

Vous le saurez. Demain. Peut-être après-demain... Ou dans dix jours. Inch Allah...

Il s'approcha de Levent et chuchota à son oreille :

– Dans la nuit noire, sur la pierre noire, une fourmi noire. Dieu la voit...

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